Présentation d'I. Théry par Jean-Pierre Delchambre
Séminaire du CASPER, mardi 3 mai 2022
Présentation d'Irène Théry (par Jean-Pierre Delchambre)
Bienvenue à cette réunion du séminaire du CASPER, et merci d'être présent (ou de nous suivre à distance via Teams).
C'est peu de dire que nous sommes très heureux de recevoir aujourd'hui Irène Théry. Non seulement parce que vous êtes une grande figure de la sociologie française contemporaine, mais aussi parce que nous sommes plusieurs au CASPER à avoir été marqués par vos travaux.
Pour ce qui me concerne, je me souviens d'une recherche sur les nouvelles formes de parentalité, menée à l'Université Saint-Louis sous la direction de Jacques Marquet, qui m'avait valu de vous rencontrer une première fois (c'était il y a un peu plus de 15 ans). Je pourrais aussi évoquer mes enseignements, et prendre à témoin les quelques étudiants ici présents du fait que je leur demande de travailler notamment sur l'article « L'esprit des institutions », paru dans Esprit en 2005, et qui est une excellente introduction à quelques enjeux théoriques de votre pensée et de votre démarche.
Comme vous le savez sans doute, Irène Théry est directrice d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS). Elle s'est spécialisée dans la sociologue du droit, et elle a beaucoup travaillé sur les transformations de la famille, de la vie privée, des relations sexuées et genrées. Outre ses publications scientifiques – sur lesquelles je reviendrai brièvement –, elle a occupé diverses fonctions, rédigé un rapport à la demande du gouvernement Jospin en 1998 (le rapport « Couple, filiation et parenté aujourd'hui »). Elle s'est aussi engagée dans le débat public (autour du PACS, du mariage pour tous, de l'homoparentalité, de l'adoption, de la PMA, des enfants nés sous X, et j'en passe). Enfin elle a reçu des hautes distinctions qui témoignent de l'importance de ses travaux.
Sans du tout prétendre synthétiser votre parcours et votre pensée, je voudrais dire quelques mots à propos de deux ou trois jalons qui me semblent significatifs, et qui permettront peut-être d'esquisser l'une ou l'autre raison pour lesquelles il nous paraît important de vous lire et de vous entendre.
1. En 1993 vous publiez Le démariage. Justice et vie privée, qui est l'ouvrage à travers lequel les gens de ma génération ont pu faire votre connaissance. On y découvre une série d'idées fortes que vous reprendrez et développerez par la suite, parmi lesquelles j'en retiens trois :
- primo, le parti-pris d'une enquête sociologique prenant appui sur les usages du droit mais aussi de la psychologie (ce qui permet de prendre au sérieux ces ressources, mais aussi parfois de les critiquer sous certains aspects);
- secundo, la thèse d'une relative autonomisation de la question de la filiation par rapport à celle de l'alliance ou du mariage (dans un contexte marqué par une instabilisation des unions basées de plus en plus sur des affinités et des choix individuels, plus volatiles que les «échanges entre groupes», pour reprendre la terminologie classique des anthropologues de la parenté);
- tertio, le dépassement des lectures en termes de «désinstitutionnalisation» de la famille, notion qui était alors en vogue, en lien notamment avec la question du divorce, et sur fond de discours conservateurs ou réactionnaires postulant et dramatisant une supposée «crise du symbolique» ou «désymbolisation»; or, comme vous ne cesserez de le répéter et de le préciser par la suite (avec d'autres sociologues, parmi lesquels Alain Ehrenberg), la notion de «désinstitutionnalisation» est une chimère, voire un non-sens sociologique (en effet il est impossible de concevoir une forme de vie humaine sans l'inscription dans le social, ce qui suppose des institutions au sens de Mauss, à savoir des manières de faire, des manières de voir, des manières de sentir plus ou moins stabilisées et suscitant des attentes); il s'ensuit que nous n'avons pas affaire à une crise, mais bien plutôt à une transformation de la famille comme institution, ce dont témoigne le concept de «famille recomposée», que vous avez contribué à introduire et à diffuser.
2. Le démariage était certes un ouvrage important, mais si on veut aller au cœur de votre pensée, il faut lire La distinction de sexe. Une nouvelle approche de l'égalité, paru en 2007. C'est à la fois un livre-somme (voire un livre-sommet) et un livre-carrefour. Un livre exigeant et néanmoins d'une lecture accessible et agréable, qui déroule une série de fils qui s'entremêlent, de manière réitérative et quasi rhapsodique, en présentant vos thèses et en donnant accès aux auteurs et autrices dont vous vous réclamez (vous avez d'ailleurs écrit quelque part que vous aviez «composé [votre] livre comme une pièce de théâtre», où vous mettiez en scène et faisiez dialoguer vos protagonistes préférés...).
Parmi ces personnages, sur le plan théorique, on peut ainsi croiser : Emile Durkheim et Marcel Mauss, Louis Dumont, ou encore les philosophes Wittgenstein et Vincent Descombes...
Et sur le plan empirique, on rencontre notamment des anthropologues et historiennes féministes qui ont traité la question du genre dans la perspective d'une anthropologie historique et comparative : Mary Douglas, Marilyn Strathern, Annette Weiner, Catherine Alès et Cécile Barraud, ou encore Sylvie Steinberg et Nicole Loraux... (toutes des femmes, remarquons-le, alors que sur le plan théorique c'était des hommes).
Aujourd'hui, vous nous proposez une communication qui reprend le titre de votre ouvrage majeur (un peu, j'aime à l'imaginer, comme ces artistes qui revisitent lors d'un concert un moment fort ou une pièce maîtresse de leur répertoire...). Votre titre annonce aussi quelques clés : «une approche maussienne en études de genre», d'une part, et «quelques débats au sein du holisme méthodologique», d'autre part.
Vous empruntez à Mauss le concept de distinction par sexe, que vous préférez à la notion de différence des sexes. L'idée centrale est que trop souvent dans les études de genre, on continue de définir le genre à partir de présupposés qui relèvent d'une philosophie sociale individualiste et qui sont dès lors anti-sociologiques. Ce que vous mettez en cause, c'est le genre en tant qu'attribut identitaire d'une personne, renvoyant exclusivement soit au vécu d'un moi intérieur prétendument authentique (sur le versant de la revendication d'identité), soit au conditionnement ou à la construction sociale des identités de genre (sur le versant de la dénonciation des stéréotypes et des oppressions). L'approche maussienne, qui combine en fait des apports de Mauss, Wittgenstein et Descombes (entre autres auteurs), insiste au contraire sur le genre non comme attribut d'une personne (au risque de retomber dans une forme de substantialisme), mais comme attribution sociale, manière d'agir, capacité, ou modalité des relations sociales.
En outre vous reconnaissez que le passage du sexe au genre a été une grande avancée, mais vous attirez l'attention sur le fait qu'il ne suffit pas de dire que le sexe est social, encore faut-il préciser en quel sens on entend ici le social. C'est dans ce but que vous faites le détour par l'anthropologie historique et comparative, laquelle permet de rendre justice à la complexité de la question du genre (ou de la distinction par sexe) dans des sociétés non occidentales, et aussi en retour d'aborder cette question de façon plus nuancée dans nos propres sociétés. Pour ce faire, vous revenez sur une série de distinctions conceptuelles dont le sens tend à s'obscurcir dans le contexte des sociétés modernes, par exemple entre le pouvoir et l'autorité, ou entre la hiérarchie et l'inégalité.
Au passage, vous critiquez le concept-bulldozer de «domination masculine» (selon Bourdieu ou d'autres), qui écrase ces distinctions conceptuelles mais aussi les spécificités culturelles, et relève en fin de compte d'une vision ethnocentrique ou sociocentrée de la question des genres.
Plus largement, vous montrez que certaines approches qui se veulent radicalement critiques et déconstructives, qui prétendent passer de la nature à la culture et dissoudre les oppositions binaires, reposent en réalité le plus souvent sur une dichotomie (héritée notamment du droit naturel moderne et de Locke) entre le corps (doté d'un sexe) et le moi (doté d'un genre), en même temps qu'elles reconduisent une forme de naturalisme, qui est certes un naturalisme non plus biologique, mais davantage psychologique, renvoyant à l'imaginaire d'un individu clos sur son intériorité ou sa «nature intérieure» (précisons que ce qui est en cause ici, c'est une «vulgate psy», ou un certain «mythe de l'intériorité», et non les discours de la plupart des professionnels de la psychologie).
L'approche maussienne que vous préconisez relève quant à elle de ce que les sociologues appellent le holisme méthodologique. Plusieurs personnes non sociologues et néanmoins désireuses de participer à ce séminaire m'ont fait part de leur crainte de ne pas comprendre ce concept et les enjeux qu'il recouvre. Pour les rassurer, je dirais que l'idée de base est très simple, même si elle défie en quelque sorte notre manière «individualiste» d'appréhender les choses.
L'idée de base, c'est que le social précède toujours l'individualité, y compris dans les sociétés (les nôtres) qui ont développé un système de valeurs prônant l'individualisation et centré sur la valeur suprême de l'autonomie. Une telle approche permet de prendre au sérieux les valeurs de l'individualisme (à ne pas confondre avec les éventuelles dérives de l'individualisme, comme il peut y avoir des dérives dans une société holiste traditionnelle), et cela sans pour autant séparer sociologiquement l'individu et la société. Ce qui est typique de l'idéologie individualiste (au sens de Louis Dumont), c'est l'opposition entre l'individu et la société, ou le sentiment de l'individu de pouvoir vivre indépendamment de la société (de ses règles et de ses ressources), de se «tenir de l'intérieur de lui-même» (sans avoir recours à l'extériorité du social), voire de dénoncer les règles et rôles sociaux comme des formes de contrainte et d'aliénation.
Le holisme méthodologique (parfois aussi appelé holisme sociologique, conceptuel, voire structural) rappelle sans cesse que les individus sont des agents concrets parlant, pensant et agissant, ce qui suppose toujours des formes d'inscription sociale (pour les mausso-wittgensteiniens, les formes de vie sociales sont moins construites au sens d'un artifice, elles sont bien plutôt données, au sens où c'est notre nature d'être des agents sociaux relationnels, capable d'interlocutions et d'actions...). Ou pour le dire encore autrement, la seule façon que nous avons pour agir, penser et nous exprimer de façon «personnelle», c'est de faire usage de règles et de ressources qui sont au départ «impersonnelles», et Irène Théry nous montre que cela vaut aussi pour les questions de genre.
3. Comme troisième jalon, je pensais à certains de vos écrits plus récents autour de la PMA, de la filiation ouverte aux couples de même sexe, de l'adoption, de la naissance sous X, de la question du transgenre ou du non-binaire, etc. Toutes des questions qui vous ont permis de prolonger et de préciser vos thèses et vos prises de position. Mais j'ai déjà été trop long, je suppose que nous aurons l'occasion d'y revenir, et je vous laisse sans plus tarder la parole, non sans vous avoir à nouveau remercié d'avoir accepté notre invitation.